mardi 1 avril 2008

à contre-courant

J'ai conté comment le mot "ana" m'a conduit à la cote ANA de ma médiathèque, à lire le roman du turc Ihsan Oktay Anar, à en chercher des commentaires sur la toile, et à ne trouver qu'un douteux écho au Canada, puisque Antoine Tanguay, l'auteur de la chronique Détours et sens uniques, ne semblait pas avoir lu le roman... Cette chronique m'avait néanmoins intéressé, et à mon prochain passage à la médiathèque j'ai cherché les livres qu'elle citait.
Rien de Nicolas Bonnal, mais un Percy Kemp, non Moore le Maure de 2001 cité dans la chronique, mais Le Muezzin de Kit Kat (2004).
Intrigue originale : le muezzin de la mosquée de l'île de Zamalek, au coeur du Caire, appelle tous les croyants monothéistes à une marche vers Jérusalem, ce qui inquiète fort les barbouzes de tout poil, surtout lorsque les problèmes d'intendance de l'entreprise se trouvent résolus grâce à la décision de l'Arabie Saoudite d'accorder aux pèlerins le dixième de ses revenus pétroliers. C'est l'occasion page 224 d'une première curiosité:

Ce 10e des revenus pétroliers représente 666 millions de dollars par mois, or j'avais été surpris par le nombre diabolique 666 mentionné dans la chronique de Tanguay, citant son 2e auteur étudié, Nicolas Bonnal, alors qu'il apparaissait dans le roman d'Anar un curieux code de 666 chiffres... Et voici un autre 666 chez le 3e et dernier auteur étudié dans la chronique, mais pas pour le titre cité, et pour cause puisque le Muezzin n'était pas encore paru.
Cette double coïncidence est assez difficile à évaluer, sans enquête approfondie. Je remarque que l'apparition de 666 chez Kemp est curieuse, résultant d'une démarche inverse de celle présentée. Il est en effet clair que les calculs sont basés sur les 8 milliards par an donnés en dernier; par mois, 8 milliards divisé par 12 donne effectivement 666 millions, en arrondissant; enfin 666 divisé par 30 donne 22, toujours en arrondissant.

Et alors? Le roman de Kemp est divisé en 3 parties de respectivement 12, 9, et 14 chapitres (numérotés de 1 à 35, non titrés), or 12-9-14 correspondent dans l'alphabet aux rangs des lettres L-I-N, soit NIL à l'envers. Kemp, qui écrit en français, indique en page 43 que pour contrôler l'Egypte il faut contrôler le Nil, et que pour contrôler le Nil il faut contrôler Le Caire. Il semble y avoir un autre degré pour son espion de héros, lequel entend contrôler le Caire à partir de "son île" sur le Nil, qu'il appelle la Forteresse, l'île où le muezzin à la voix d'or menace l'équilibre mondial.
Est-ce intentionnel ? Seul Percy Kemp pourrait répondre, toujours est-il que la lecture à rebours L-I-N se justifierait par l'écriture arabe de droite à gauche, et plus particulièrement par la remontée à contre-courant du Nil par le héros, pour éclaircir les mystères autour de la naissance du muezzin à Assiout.

La forme d'une oeuvre codant l'épellation du nom de son sujet, voilà qui a tout pour me séduire. A ma connaissance, la seule utilisation ouvertement revendiquée de ce procédé est le "portrait onomométrique", imaginé par l'OuPeinPo (Ouvroir de Peinture Potentielle), ci-contre le portrait de Raymond Queneau en coordonnées onomométriques réalisé par Stanley Chapman (également membre de l'OuLiPo).
Il pourrait y avoir des exemples antérieurs, en architecture, avec notamment le fameux cas de la forteresse de Khorsabad, dont selon une inscription d'époque le mur aurait eu une longueur correspondant à la valeur du nom du roi Sargon II; en musique avec par exemple les nombres de mesures ou de notes 21 et 38 qui reviennent avec insistance dans l'oeuvre de Bach.
En littérature, j'ai vu des cas qui ont titillé mon attention, comme les 26 chapitres de "Z" (rien à voir avec le film homonyme, c'est un polar des années 30 de JJ Farjeon), mais je ne connaissais jusqu'ici rien approchant cette possibilité du NIL (je précise bien qu'il faut trouver toutes les lettres d'un mot codées numériquement, sinon les valeurs numériques totales ont été diversement utilisées).

Si je ne sais donc rien des intentions effectives de Percy Kemp, je peux témoigner des curieuses circonstances dans lesquelles j'ai entrevu la possibilité du NIL (voir ici pourquoi ce jeu me séduit, en relation avec le "Z" vu plus haut).
Je rappelle que c'est la lecture de la chronique Détours et sens uniques qui m'a amené à chercher des livres de Kemp à la médiathèque, laquelle n'avait en rayons que Le Système Boone, que j'avais emprunté jadis et peu apprécié, et Le Muezzin de Kit Kat, qui m'a aussitôt inspiré un titre alternatif, La Tactique Kit Kat (taktik dans l'autre sens). Et puis j'ai découvert comme relaté plus haut un 666 dans ce livre, résultant d'opérations présentées à contre-courant (et à compte peu courant puisque je me contenterais bien des $666,666 par mois égarés dans l'approximation des calculs).
Mieux, ces opérations font intervenir implicitement le nombre de jours de l'année, or, si 666 a suscité d'innombrables déferlements exégétiques prétendant expliquer la signification de ce "nombre d'homme" dans l'Apocalypse, un nombre plus universellement offert aux supputations diverses est 365, à l'origine du nom d'un dieu, Abraxas, composé par les gnostiques grecs pour offrir cette valeur mythique. Au panthéon solaire a été inscrit aussi le Nil, car son appellation grecque Neilos (Νειλος) présente également la valeur 365. Une autre expression grecque de valeur 365 souvent citée est hagion onoma (αγιον ονομα), "saint nom", qui décidément ramène à l'onomométrie.

Antoine Tanguay achevait sa chronique Détours et sens uniques sur ces phrases:

Soumis aux diktats d’une société régie par un despotisme absurde, les protagonistes des œuvres évoquées ici cherchent un sens interdit, un sens unique qui leur permettrait, ne serait-ce qu’un instant, de percer la mécanique de l’univers qui les entoure. Il ne reste donc, en dernier recours, qu’à s’abîmer dans le rêve.

Le sens le plus immédiatement interdit est l'envers, le revers, et je rappelle que c'est le mot palindrome ANA qui m'a mené au roman d'Anar. Rêver est encore une activité palindrome, qui s'accommode particulièrement bien du rever(s).
Curieusement encore, cet écrivain turc est prénommé Ihsan, comme son personnage principal Ihsan l'Arabe, le rêveur, l'auteur au 17e siècle d'un Atlas des continents brumeux qui est encore le titre du roman d'Anar..., or le vrai prénom du muezzin de Kit Kat est aussi Ihsan, ce qui se révèlera le ressort principal de l'action.

Je suis retourné à la médiathèque où un autre Kemp était disponible, Et le coucou, dans l'arbre, se rit de l'époux (2005, son dernier roman semble-t-il). J'ai d'abord examiné sa structure, 3 parties de 15 chapitres chacune, ce qui ne ressemble pas à un hasard et pourrait étayer l'hypothèse que la structure de son roman précédent était intentionnelle.
Je connais beaucoup de romans pareillement divisés en parties de même nombre de chapitres, par exemple Les Barricades mystérieuses, de Sébastien Lapaque (1998), divisé en 3 parties de 6 chapitres chacune, pour donner un 6-6-6 clairement assumé.
Il me semble plus immédiat de parler de Only Revolutions, de Danielewski, publié en 2006 mais dont une première version a été proposée à un panel de ses lecteurs en 2005. C'est un roman à double lecture et double couverture, de 360 pages de 360 mots chacune, réparti en deux récits (Sam et Hailey) eux-mêmes divisés en 45 sections, lesquelles répètent 3 fois un acrostiche de 15 lettres (Hailey and Sam and... d'une part, Sam and Hailey and... d'autre part).
Ci-contre la première page côté Hailey.
J'avoue avoir été incapable d'accrocher à ce texte, du moins à la version française que j'ai seule eue entre les mains. Une autre de ses particularités est que tous les 'o' du livre sont imprimés en couleur, en vert côté Hailey, en or côté Sam. Je me suis dit que 'o' était la 15e lettre, et que donc 3 'o' donnaient la valeur 45, or il y avait 3 'o' dans le titre.
Si cette remarque peut avoir une certaine pertinence vis-à-vis de Danielewski, elle ne concerne a priori en rien le roman de Kemp où la lettre 'o' n'est en rien distinguée des autres, cependant il y a également 3 'o' dans son titre... Sans doute faudrait-il connaître tous les romans de 3 fois 15 sections ou chapitres parus en 2005-6 pour apprécier la coïncidence, mais je rappelle que c'est l'idée, exprimée dans la chronique de Tanguay, de 666 correspondant à 3 'o' (ou 3 waw hébraïques), qui m'a amené aux romans de Kemp.

L'un des membres de l'Oupeinpo est Olivier O. Olivier, qui signe OOO !

Note ultérieure : j'oubliais que DaNIeLewski est aussi l'auteur de House Of Leaves, dont il code l'acronyme HOL par le numéro 081512 d'un document annexe (08-15-12 rangs des lettres H-O-L, de somme 35 comme NIL).

Queneau, onomométré plus haut, a aussi produit plusieurs romans structurés très rigoureusement, tel son premier, Le Chiendent, divisé en 7 parties de 13 sections chacune. Le beau livre Oupeinpo Du potentiel dans l'art (Seuil 2005) donne quelques autres portraits onomométriques, dont celui de cet autre oulipien, Harry Mathews, vu par Thieri Foulc.
Mathews a publié en 1986 Le Verger, suite de Je Me Souviens se rapportant tous à Perec. J'ignore si c'est voulu, mais le nombre de ces Je Me Souviens, non numérotés, est 123, ce qui correspond à la valeur de Georges Perec (76+47).

Si Georges Perec = 123, Kemp = 45, mais je n'ai pas plus vu dans les 45 chapitres de Et le coucou... d'indice soulignant ces possibilités que dans les 123 Je Me Souviens du Verger.

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PS. Les deux seuls portraits onomométriques d'écrivains donnés dans Oupeinpo sont ceux de Queneau et de Mathews, les autres exemples concernant des peintres. Je me suis avisé que les valeurs numériques complètes des deux auteurs donnent le total 333:
RAYMOND QUENEAU HARRY MATHEWS = 90+84+70+89 = 333
Si, comme l'a fait Stanley Chapman, on prend soin d'inscrire deux fois les noms et prénoms traités, on obtient le fatidique 666.
Queneau et Mathews ont un point commun très particulier : ce sont les seuls auteurs qui figurent au Cahier des charges de La Vie mode d'emploi à la fois dans les catégories citations d'auteurs et allusions livresques.
Dans un commentaire quelque peu nébuleux, Perec suggère avoir supprimé le chapitre originellement numéroté 66 de La Vie mode d'emploi parce que 6 est le chiffre du diable. Des éléments de ce chapitre perdu semblent apparaître au chapitre 65 où il est question des Diables de l'Enfer, au nombre de "6 légions comprenant chacune 66 cohortes comprenant chacune 666 compagnies comprenant chacune 6666 Diables."

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