mercredi 21 mai 2008

fahrenheit 8/13

Le 2 mai dernier, j'ai emprunté tous les livres sur Truffaut disponibles à la médiathèque de Digne, en vue d'écrire les billets précédents.
Je suis bien incapable d'expliquer ce qui, rayon Romans, m'a conduit à remarquer le titre Rendez-vous au bord d'une ombre et à sortir le livre du rayon pour examiner la quat' de couv'.
Toujours est-il que j'y apprends que
au travers de cette insolite histoire d'amour, des nombres inoffensifs sont subrepticement mis à l'oeuvre : qu'ils rythment la vie, révèlent la magie des êtres, façonnent la technologie ou symbolisent les disparus, ils taraudent inflexiblement le lecteur.

Ce bord d'une ombre est donc aussi bord du nombre, ce qui m'interpelle puisque j'ai eu l'occcasion récente de suggérer une possibilité du Nil à propos du Muezzin de Kitkat, autre découverte due à une bonne part de hasard dans les rayons de la médiathèque, avec à l'origine ma curiosité de ce que j'allais trouver à la cote ANA.
Il s'agit ici de la cote TEN, 10 en anglais, or le roman de Tenenbaum a la particularité de commencer par un chapitre intitulé DIX, en capitales, suivi de 10 autres chapitres intitulés de NEUF à ZERO.
Je connais un autre livre dont le premier chapitre est intitulé Dix, et même Ten dans sa langue originale, Ten Indians de Madison Smartt Bell, ce chapitre étant disponible en ligne ici. Ses chapitres suivants sont intitulés de Neuf à Un. Le titre parodie le "politiquement correct" américain, en vertu duquel le roman d'Agatha Christie Dix petits Nègres (Ten Little Niggers en Angleterre) est paru aux USA sous trois autres titres, d'abord And then there were none, le dernier vers de la comptine des Nègres, gardée inchangée, puis Ten Little Indians, avec les adaptations textuelles internes nécessaires, et enfin, certains Native Americans s'étant jugés dépréciés, actuellement Ten Little Soldiers, le texte étant révisé en conséquence...
Les Dix Indiens du roman de Bell sont des jeunes noirs de Baltimore, engagés dans une guerre de gangs qui fait une victime à chaque chapitre.
Le roman de Tenenbaum a aussi un côté ethnique, écrit par un Juif essentiellement pour d'autres Juifs, de nombreux mots ou concepts spécifiques n'étant pas traduits ou explicités.
Tenenbaum est encore chercheur en maths, et je ne tarde pas à identifier la contrainte numérique structurant son livre: les 26 premiers nombres premiers y apparaissent successivement, en ordre décroissant depuis 101 dans le chapitre 10 jusqu'à 7, 5, 3, 2 dans le chapitre 0; avec quelques rééquilibrages aux chapitres 9-8-7, les nombres premiers de chaque dizaine apparaissent dans les chapitres correspondants.
Resterait à comprendre le pourquoi de la chose, ce à quoi je ne me risquerai pas (en remarquant cependant que, 1 étant dans la théorie des nombres un être à part, ni premier ni composé, il y a ainsi 26 nombres premiers parmi les 100 premiers nombres de 2 à 101, or 26 a une signification particulière dans le judaïsme, évoquée ici).

J'ai eu beaucoup de mal à m'intéresser à l'intrigue, obnubilé par le rôle des nombres premiers, et ai dû reprendre le roman ensuite. La journaliste Paula Goldmann, narratrice, débute une aventure chapitre CINQ avec le cinéaste Pavel Stein, 59 ans, qui aurait perdu 53 membres de sa famille pendant l'holocauste.
Stein vient de présenter son 19e film, Les 120 jours de Sodome, allégorie biblique sans rapport avec le dernier Pasolini; son prochain projet est un remake de Fahrenheit 451, tiens donc...
Stein a dans l'idée d'aller plus loin que Truffaut, et de permettre aux hommes-livres, ceux qui conservent dans leurs mémoires les livres qu'une dictature a condamnés au bûcher, de modifier les textes dont ils sont les dépositaires, "avec, en toile de fond, l'idée qu'une oeuvre n'appartient à personne en propre."
Voici qui me fait réagir, car j'ai eu très récemment une nouvelle démonstration du peu de cas dont il est fait des créateurs, et ce précisément à propos du film de Truffaut

Je savais déjà que même la version française du film ne respectait pas la version originale, tournée en anglais, où je m'intéresse particulièrement à la question de Clarisse à Montag, à propos du numéro de sa brigade: "Pourquoi 451, plutôt que 813 ou 121 ?"
J'ai traduit littéralement ce qu'on peut entendre ici, Why 451 rather than 813 or 121?, mais la version sous-titrée rend cette réplique ainsi: "Pourquoi 451, et pas 813 ou ..."
tandis que la version doublée en français énonce : "Pourquoi ce nombre plutôt que 813 ou n'importe lequel ?"
L'omission de "121" n'est pas anodine car il s'agit d'une allusion au Manifeste des 121 contre la guerre d'Algérie, signé en 1960 par Truffaut et d'autres personnalités, ce qui valut dans un premier temps aux signataires d'être placés sur une liste rouge culturelle, l'équivalent d'un autodafé (une amnistie fut accordée en 61). Truffaut n'a sûrement pas réservé au public anglophone cette allusion qui devait lui être impénétrable, et voici qu'elle est omise pour ceux à qui elle s'adressait...

Lors de mes recherches sur Truffaut au début du mois, j'ai découvert que la version doublée en espagnol de Fahrenheit 451 était entièrement visionnable sur YouTube, et j'ai sauté immédiatement sur l'épisode (retiré depuis suite à une plainte de NBC Universal) de la rencontre entre Montag et Clarisse, curieux de savoir si "121" était mentionné, et je me suis aperçu que non seulement il avait disparu, comme dans la version française, mais que le début de la réplique était : "¿ 4-5-1 ? ¿ porqué no 7-2-3 ?"
Je ne peux vérifier sa fin exacte, le film n'étant plus visible, mais suis absolument certain d'avoir entendu siete-dos-tres, 723, parfaitement distinct du "bloc 813", ocho-un-tres, mentionné quelques instants plus tôt.
Aberrant, et la traduction (¿?) est une vraie trahison puisque, quelle qu'ait été la signification du nombre 813 pour Truffaut, sa présence dans au moins 10 films témoigne de son importance, privilégiée ici par rapport à 121.

Ceci me semble proche du cas des Nègres bannis du roman d'Agatha Christie, parce que la thématique noir/blanc y est essentielle, les Indiens ou Soldats donnant lieu à diverses incongruités.
Notamment pour les cinéphiles, les Nègres n'ayant jamais été admis dans les salles obscures, et j'en ai eu un nouvel écho il y a quelques jours (le 18 mai). Je suis membre de l'association polar 813, et de sa liste de discussion, où une listière signalait avoir vu l'adaptation 1974 de Dix petits Nègres, réalisation allemande avec une distribution internationale (Ein Unbekannter rechnet ab). Si le film a été distribué en France sous le titre Dix petits Nègres (Diez Negritos en Espagne), les impératifs de production ont imposé de réutiliser la variante indienne de la comptine, ce qui donne lieu à un couac lorsque Aznavour, l'un des dix "Nègres", se met au piano pour interpréter la comptine des Nègres et chante en anglais Ten little Indians...
Fahrenheit 451 n'a été tourné qu'en 66, alors que le scénario était prêt dès l'été 62, et un tournage envisagé début 63 en français avec précisément Aznavour dans le rôle principal, mais il y a eu des problèmes de financement, et la production est passée aux mains des Américains qui ont exigé une star plus internationale...
Bref, les Espagnols n'ont pas été loin d'avoir les couacs 813-723 et Negritos-Indians par l'entremise du seul Aznav' (avant d'être livrés au seul Aznar).
Un hasard n'arrive jamais seul, paraît-il, et je suis éberlué devant la ténuité des hasards de ce mois:
- découverte du livre de Tenenbaum, alors qu'il était depuis 2002 en rayon à la médiathèque;
- découverte de la version espagnole de Fahrenheit 451, quelques jours avant qu'elle soit retirée de YouTube (je précise que je ne connais aucune autre version du film);
- message de la colistière de 813.

Retournant sur YouTube après une première mise en ligne de ce billet, j'y découvre la scène fatidique en italien, avec la réplique convenablement traduite (temps 2'35": otto cento tredici, 813, puis cento venti uno, 121).

Puisque mes deux derniers billets huit avec... ...treize ont été publiés les 8 et 13 mai, et que le 21 était proche, il m'a paru s'imposer de dater ce message du 8+13 = 21, et le 21 venu je constate que c'est ce jour qu'est programmé la première diffusion sur une chaîne publique du film de Michael Moore, au titre évidemment calqué sur celui de Truffaut.
J'avais choisi de commencer les deux messages à 08:13, heure californienne, et je vais laisser au hasard le soin de décider de l'heure inscrite ci-dessous en débutant ce billet à l'instant exact où commencera Fahrenheit 9/11, programmé à 22h40 (ce sera 22h48, soit 13:48 heure californienne).

1 commentaire:

M agali a dit…

Pliant!

Vous seriez amateur, je suppose, du livre de Fauveau, Numbers, paru chez Danger public (à moins que ce ne soit déjà votre livre de chevet....)
http://www.alapage.com/-/Fiche/Livres/9782351231739/LIV/numbers-nicole-fauveau.htm?id=203561211878273&donnee_appel=GOOGL