dimanche 30 juillet 2017

Du Clos Ana au Domaine d’Ana


Dans Le Domaine d’Ana (1998), Jean Lahougue nous invite à un voyage au centre du texte, calqué sur le Voyage au centre de la terre de Verne.
Le « Domaine d’Ana » est un piège posthume tendu par Théo Brideuil à son frère Noé, qui a épousé Ana dont tous deux étaient épris.
Théo, qui habitait Hermet, avait offert à son neveu Alex, qui habite Bourgon avec son autre oncle Noé, une machine à écrire Hermès qui était en fait le terminal d’un ordinateur créant un Bourgon virtuel à partir des informations livrées par Alex dans son journal. Lorsque Noé et Alex viennent visiter le « Domaine d’Ana » légué par Théo, ils se retrouvent piégés dans ce monde virtuel jusqu’à ce qu’ils en découvrent l’issue, grâce au centre, mot clé de tout le livre, et à la réécriture cryptée de l’aventure, qui constitue en fait le livre lui-même. Dans un dernier chapitre issu du décryptage de ce texte, un tunnel part de la tombe de Théo, au centre du cimetière au centre d’Hermet virtuel, pour aboutir dans le monde réel sous le socle d’une statue de Vénus au centre du jardin de Noé à Bourgon.
Si les personnages modèles de Verne échappaient au centre de la terre à la fin du roman, ce chapitre qui permet aux héros de Lahougue de s’évader du Domaine d’Ana est une réécriture du chapitre central de Voyage au centre de la terre.
C’est tout ce qu’il y a besoin de savoir du roman (plus ici) pour comprendre ce qui va suivre.

J’ai découvert par hasard un livre nommé Le Temple du Secret et L’Apocalypse, d’ailleurs non sans rapport avec Lahougue puisque c’est en cherchant au rayon Esotérisme de ma Bibliothèque Municipale quelque chose sur les apparitions mariales que j’ai aperçu ce livre de 1990 d’Alfred Weysen, récemment acquis vu son air flambant neuf.  Or un amusant texte à contrainte de Lahougue concerne une apparition mariale, L’Oratoire des aveugles.
Weysen avait précédemment donné en 86 L’Ile des Veilleurs, un livre qui a fait un peu de bruit dans mon coin, près des gorges du Verdon. Je n’ai pas lu, un copain m’en ayant fait un rapport guère flatteur. En gros l’auteur a « découvert » un zodiaque inscrit dans les paysages du Verdon il y a quelque 6000 ans, secret initiatique autour duquel tourne toute l’histoire mondiale…
Weysen persiste et signe dans ce nouvel opus, où il a cette fois pu déterminer le centre symbolique de son zodiaque, un lieu d’une importance difficilement imaginable, et difficilement explicable car je n’ai pu saisir malgré toute mon attention l’aspect qu’en privilégiait Alfred. C’est là que les Argonautes ont caché la Toison d’Or, c’est Eleusis, c’est l’Alésia de Verdongétorix, c’est le vrai tombeau du Christ ou d’autres dieux, la montagne Qaf du Coran, la cachette du trésor des Templiers… Peut-être tout ça à la fois, à grand renfort d’étymologies sumériennes, sanskrites, grecques, arabes, provençales, celtiques…
Je n’aurais pas songé à creuser la chose sans le nom de ce centre ésotérique du monde, le clos (ou l’enclos) ANA !
Et le clos Ana se situe sur la montagne du Rouissassou, entre les villages du Bourguet et de Jabron, tandis que le Domaine d’Ana tisse ses virtualités entre les villes de Bourgon et d’Hermet (mieux, il est une reconstitution de Bourgon à partir du modèle d’Hermet).
Bizarre…

Chez Weysen, il paraît que le nom Ana vient d’un tableau-message de 1714, dont il donne la reproduction. Il dissimulerait une carte de la région du Verdon, et son analyse scientifique aurait révélé une centaine de noms invisibles au premier abord, dont le nom Ana, mais le lecteur doit se contenter de cette déclaration et n’a pas accès aux « preuves scientifiques » que pourraient constituer des agrandissements montrant ces noms cachés.
Il n’est même pas besoin de se demander si Lahougue aurait pu connaître ce livre et avoir été influencé par le clos Ana tant la logique du choix du nom Ana semble péremptoire. Il s’agit, à l’image du roman, d’un voyage du début au centre (de l’alphabet), suivi d’un retour à l’état initial. De fait, dans les travaux préparatoires au roman, alors que l’héroïne s’appelait Anna, Lahougue a été contacté par une chercheuse espagnole nommée Ana Roman préparant une thèse sur Perec et lui-même. Cette forme espagnole semblait si séduisante (un « ana » est un recueil de bons mots, bien venu dans cette histoire de lexicographes, et le préfixe grec ana signifie « en arrière », encore mieux venu puisqu’il s’agit de sortir du Domaine d’Ana) qu’elle s’est imposée, et Lahougue a dédié son roman à la thésarde.
Quant aux villes imaginaires de Bourgon et d’Hermet, leurs noms sont empruntés à des toponymes immédiats du plus proche environnement du petit village mayennais où gîte Lahougue.

Le hasard ne s’arrête pas là. Le clos Ana est aussi pour Weysen un « trou de serrure » qui ressemble à un sexe féminin. Le mot « clé » est un mot clé du Domaine d’Ana, pourvu d’une vignette introductive dont la réunion des 15 illustrations des 15 chapitres constitue une anamorphose, comme d’ailleurs le carré central de l’illustration du chapitre du milieu. La dernière des 38 règles de Clés du Domaine, cahier des charges que Lahougue a publié parallèlement au roman, est :
« L’illustration du roman’, présentée au début du volume, reprise en anamorphose dans la case centrale de l’illustration N° 8 et représentée en abîme dans toutes les illustrations, aura l’apparence d’un sexe féminin. »
Le nombre 15 est fort important dans le roman, constitué de 15 chapitres de 15 pages chacun. La raison essentielle du choix de 15 est que son milieu est 8, chiffre symétrique dont le renversement donne le symbole de l’infini.
Or Alfred convoque toutes les mythologies dans son exégèse, et il apparaît important dans sa démonstration que le nombre d’Ishtar-Vénus ait été 15 pour les Mésopotamiens. Je comprends mieux l’importance de Vénus pour Lahougue, qui a un « n » en son centre, comme Ana, lettre qui lui évoque encore un sexe féminin.
S’il m’est aussi permis de mythologuer, je remarque que le nom sumérien d’Ishtar était Inanna.
Chez Lahougue le Domaine d’Ana réel abritait les ruines d’un moulin, et le clos Ana correspond encore pour Alfred à Bethléem, « maison du pain », qui a découvert sur place en cassant une gangue de camouflage « une meule géante d’un diamètre de quelque 6 mètres, tellement bien polie et appareillée qu’elle suggérait presque la présence d’un moteur et de tout un mécanisme. »
Heureusement qu’il y a ce « presque », parce que je n’arrive pas à déceler dans les photos de la « meule » la forme annoncée « absolument ronde ».
Dans cet enclos Ana il y a encore un rocher en lequel Alfred voit une brebis agonisante sous l’œil du Bélier-Zeus, or les prisonniers du Domaine d’Ana échappent à l’inanition grâce aux animaux réels qui se sont eux aussi fourvoyés dans le piège, notamment des moutons.

Le 26 février, je me suis rendu au clos Ana.
Il est situé à une dizaine de km au sud de Castellane, au flanc de la montagne du Rouissassou, qu’Alfred tient à nommer le Reissassou, sur la commune du Bourguet.
Si le cimetière du Bourguet n’est pas au centre du village, ce qui est rare dans le Midi comme ailleurs, il est adossé à la chapelle Sainte Anne, ce qui m’a paru devoir mériter une visite, d’autant que cette chapelle fait partie selon Weysen d’un ensemble de 9 chapelles templières sur le pourtour de son Zodiaque dont les initiales forment l’acronyme TEMPLARII, « Templiers ». Le centre de ce minuscule cimetière d’environ 8 m sur 10 n’est occupé ni par la tombe de Théo Brideuil, ni par une statue de Vénus, mais par un calvaire, ce qui ne doit pas encore être exceptionnel.
Un seul point digne d’être noté, la tombe d’une Anaïs Chauvin au coin Nord-Est, mais Anaïs n’est pas un prénom rare dans le Midi.

Deux kilomètres encore, et j’arrive au Rouissassou. Je n’ai pas de peine à localiser le « trou de serrure » sur la « Cuisse de Jupiter », grâce aux photos du livre, mais le sombre trou ressemblant à un sexe féminin a été violé par quelques personnages en quête de Graal, et le lieu se signale désormais comme une échancrure blanchâtre dans la montagne.
Je parviens au clos Ana après un peu d’escalade, et je ne me sens guère submergé par la puissance occulte du lieu.
Peut-être était-ce différent avant l’arrivée des vandales : la roche a été éclatée, sondée, faisant disparaître certaines « sculptures » vues par Alfred, notamment la meule qui aurait pu dissimuler l’entrée secrète du Graal.
Merci monsieur Robert Laffont…
Apparemment les chercheurs se sont découragés avant d’avoir découvert le Pactole.

la tête de Zeus selon Weysen,  dominant le clos Ana

Sur cette photo les buis et genêts cachent les déblais du chantier principal, à droite, sous la « tête de Zeus » dominant le fond de l’enclos. Un peu à gauche ce serait celle de Christ-Dionysos, que je n’ai pas vraiment reconnu.

Si le « clos Ana » ne me semble témoigner que de la naïveté humaine, j’ai été surpris en découvrant sur la falaise au-dessous une inscription mystérieuse dont Weysen parlait dans son livre et qui me semblait relever de l’affabulation.
Cette inscription dans une langue et une écriture inconnues lui fut traduite par un ami spécialiste de la stéganographie de Trithème, et signifierait :
Salut, tu es ici dans les terres de la vraie croix,
Céleste, dominant l’Eternité, bâille aux languissants la clarté.
Hum… Attendu qu’Alfred lit ailleurs des lettres ou des mots complets sur d’innocents rochers, jusqu’à trouver un A vieux de 6000 ans (3000 ans avant le premier A grec…), qu’il ne donne ni photo de cette inscription, ni détail sur cet étonnant décryptage, je doutais de sa réalité effective, et m’émerveillais plutôt de la concomitance des parutions du Temple du Secret et du Pendule de Foucault d’Eco, fondé aussi sur l’interprétation d’un message stéganographique concernant également le secret des Templiers.
Mais l’inscription est bien là, effectivement absolument bizarre, et il me semble qu’elle n’est pas récente. La roche entaillée en profondeur a exsudé du calcaire (ou autre) qui a blanchi la surface au-dessous ; ceci a certainement pris quelque temps, mais je n’ai aucune compétence pour mieux préciser.
Les photos que j’en ai prises ne donnent pas grand chose (en voir ici), ce qui explique peut-être pourquoi Weysen s’est aussi abstenu ; mieux vaudrait faire un relevé sur place de chaque glyphe, une autre fois peut-être… Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment la vingtaine de glyphes composant l’inscription pourrait donner une traduction aussi longue.
Note du 13/8/5  -- J’ai découvert depuis que ces traces blanchâtres survenaient en fait très rapidement sur ce type de roche, j’en ai vu de semblables sous des inscriptions récentes de cinq ans. J’ai découvert aussi que Weysen avait présenté une photo de cette inscription dans son premier livre, L’île des Veilleurs (page 403, édition de 1986), sans en donner la localisation. Il s’agit assurément du même rocher, mais il est curieux que les traces blanches n’apparaissent pas sur la photo de Weysen (je me borne à ce constat, ignorant dans quelles conditions a été prise cette photo dont la reproduction n’est pas d’une excellente qualité).

Il y a quelques autres inscriptions sur ce pan de roc vertical ; une autre, profonde, a donné lieu à la même exsudation blanchâtre :
Celle-ci a au moins le mérite d’être claire, quoiqu’elle ne prouve évidemment pas le passage en ce lieu de U. Baudot de Nancy le 2 août 1847.
Quelques remarques en attendant Baudot :
- Cette personne a inscrit une croix au-dessus de son nom.
- Sur les lieux il m’avait semblé voir une croix tracée de main humaine à droite de l’inscription, alors que sur la photo elle me semble résulter plus sûrement du croisement de deux veines de la roche.
- Après la tombe d’une Ana-ïs en un point notable du cimetière du Bourguet, voici quelqu’un de Nan-cy, et il me semble qu’avec un minimum d’imagination on distingue un grand A sous l’U, à gauche de Nancy (Cy n’antrez pas, hypocrites, bigots !). Je ne peux m’empêcher de penser au prénom Nancy, dont un diminutif est Nan, et notamment à Nancy Richmond, égérie de Poe qui l’a rebaptisée Annie, et qui lui a dédié en 1849 Le cottage Landor, suite du Domaine d’Arnheim écrit en 1842. C’est aussi pour Nancy-Annie qu’il a écrit Annabel Lee.
- 1847 n’est pas un nombre inconnu de l’ésotérisme où il est lu 18-4-7, correspondant aux lettres latines S-D-G, initiales de Soli Deo Gloria. Ainsi les exégètes de Bach ont compté 1847 notes d’orchestre dans les 32 mesures de la première partie de l’ouverture de la Passion selon Saint Jean, de Bach, dont la première mesure aux flûtes est composée des notes Es-D-G (mi bémol-ré-sol) !

Je ne déduis rien de tout ça. J’ignore évidemment pourquoi quelqu’un a passé au bas mot une heure à graver dans la roche son passage en ce coin peu passager, et encore plus l’origine, la date et le sens de l’inscription cryptique. J’ai néanmoins le sentiment que cette inscription a joué un rôle plus important dans la découverte du « Temple du Graal » que ne l’avoue ou ne l’imagine Weysen, qui constate d’ailleurs que le clos Ana est quelque peu excentré par rapport à la position donnée par la carte secrète à l’origine de sa quête, le tableau de 1714, où il correspondrait à la poche de saint (Celestius).

S’il est assez vain de chercher une saine logique dans l’enquête de Weysen, qui est mort avant de livrer la suite annoncée de ses révélations templières, ce serait en effet une fantastique coïncidence de trouver une inscription cryptique juste au-dessous d’un lieu cryptique déterminé indépendamment.
Mais les coïncidences existent, témoin Le Domaine d’Ana et ses cryptogrammes.
Voir ici d’autres coïncidences concernant ce roman.

Note du 29/02/08 : Je viens de lire L’Ile des Veilleurs – Contre-enquête sur le mystère du Verdon (éd. Arqa, 2007), où les auteurs Amoros-Buadès-Garnier démontent les élucubrations de Weysen, en laissant ouverte néanmoins la possibilité qu’il y ait bien quelque chose de sérieux à la source de l’affaire. Ils citent cette page et la remarquable coïncidence du Clos Ana avec le Domaine d’Ana de Lahougue, et leurs recherches les ont menés à un roman qui est peut-être à l’origine du nom Ana chez Weysen : dans La Race à venir (1871), Edward Bulwer Lytton imaginait à la suite du Voyage au centre de la terre de Verne (1864) la découverte de la civilisation souterraine des Ana…

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